feuillages, l'art et les puissances du végétal, de Clélia Nau (éd. Hazan)
Publié en 2021, cet ouvrage introduit par des prolégomènes et conclus par un épilogue contient quatre chapitres et se présente en coffret. De nombreuses images accompagnent un texte riche et très documenté. Comme je l’ai fait les mois précédents pour La lecture des pierres de Roger Caillois, je vais avancer dans ma lecture et j’en laisserai dans ce blog une fois par mois une trace.
C’est bien parce que la plante est le seul être parmi tous les organismes vivants à habiter simultanément la terre et l’air, le sol et la terre, à se nourrir en même temps de lumière et d’eau, de radiation solaire et de sels minéraux, à réunir dans son corps ces deux milieux opposés, que toute réflexion sur la vie végétale engage notre rapport au monde dans sa totalité.
(extrait de l’épilogue)
image ci-dessus : Constable, étude de nuages
Retrouvez ci-dessous les autres extraits dans ce blog :
Une exposition de photos de Tina Modotti a lieu actuellement au Jeu de Paume, à Paris, jusqu'au 12 mai 2024.
L'exposition permet de faire connaissance avec la vie de cette photographe, révolutionnaire, et le regard qu'elle portait sur les gens, dans leur existence quotidienne, leurs luttes. Je garde de cette exposition quelques images : des mains. Ce sont souvent des mains au travail. En voici quelques-unes :
Le film de Saeed Roustaee nous fait entrer dans une famille dont la plupart des enfants, bien qu'adultes, habitent encore dans la maison familiale. L’un d’eux, Ali Rezza, qui était parti travailler dans une autre ville, est contraint de rentrer chez ses parents parce que l’usine qui l’avait embauché ferme après plusieurs mois sans verser de salaire. Pendant ce temps, le père courtise une famille aisée pour en devenir le parrain après le décès du parrain précédent. Mais cela exige qu’il verse une certaine somme en pièces d’or. L’or est alors considéré comme une valeur refuge et qui en possède se sent suffisamment riche dans un pays que le chômage, comme le montre le début du film, et la spéculation, comme la fin l’évoque, écrasent les plus pauvres. Bien qu’il ne critique pas directement le pouvoir en place, ce film a été interdit de projection en Iran et son réalisateur et son producteur condamnés à six mois de prison.
Le patriarche de la famille s’accroche à son désir d’être accepté dans la bourgeoisie qui, elle, se joue de lui espérant lui extorquer ses pièces d’or, comme si les riches n’en avaient jamais assez. Pour un spectateur français, le personnage du père peut faire penser à un personnage de Molière mais la comédie grince : il n’y a pas d’issue. Même l’exil volontaire est l’aveu d’un échec : celui qui part est seul et ne s’offre cette possibilité qu’au prix d’un trafic dont il laisse la dette à son successeur. C’est Leila qui avait raison mais dans ce monde où les hommes n’écoutent que distraitement ce que disent les femmes quand ils ne les méprisent pas, elle n’aura pas été suffisamment entendue.
La lecture de la nouvelle de Kafka, Le Terrier, n’est absolument pas rassurante. Pourtant c’est la paix que cherche le personnage évoqué par l’auteur. Personnage : humain ou non, ce n’est pas clairement identifié. Et ce n’est pas ce qui importe. C’est un être qui cherche la paix dans un terrier, conscient du danger de vivre dans ce trou sans issue, aménageant son intérieur, attentif aux moindres bruits, n’ignorant pas qu’un autre être lui tourne autour et attend l’occasion de pénétrer. Engager quelqu’un pour surveiller l’entrée ? Mais pourrait-on lui faire confiance ? Alors prendre le risque d’être découvert et tué : « La prudence exige que l’on risque sa vie ».
La nouvelle s’arrête au milieu d’une phrase, nous laissant penser que quelque chose s’est produit, que le narrateur, cet être troglodyte, a tout au long du texte imaginé, craint : « au moment où nous nous verrons, (…) nous ferons tous les deux au même instant usage de nos griffes et de nos dents l’un contre l’autre ».
Voici quelques poèmes, dont le premier m’est revenu en mémoire à la lecture du livre de Jane Sautière présenté ici, dans ce blog, et dont je reprends la fin ci-après :
Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L'amour est morte
Le mal ne sait pas seul venir
Tout ce qui m'était à venir
M'est avenu
Pauvre sens et pauvre mémoire
M'a Dieu donné le roi de gloire
Et pauvres rentes
Et droit au cul quand bise vente
Le vent me vient, le vent m'évente
L'amour est morte
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta
L'espérance de lendemain
Ce sont mes fêtes
(Rutebeuf adapté par Léo Ferré)
Ce sont ces vers que vous allez modifier. Pour cela vous y introduirez des mots de l’un des quatre autres poèmes, comme je vous le montre ci-dessous.
D’abord, choisissez un de ces poèmes : l’un ou l’autre de Jules Supervielle ou celui de Béatrice Libert ou celui de Mireille Fargier-Caruso.
Exemple : je remplace des mots du texte de Rutebeuf par des mots du premier poème de Jules Supervielle.
Que sont mes amis frissonnants
Que j'avais sous la peau tenus
Et tous les matins aimés
Ils ont été recomposés
Je crois le vent les a mélangés
L'amour est précédent
Le mal ne sait pas peu venir
les jours qui m'étaientà venir
voici avenus
Pauvre sens et pauvre fenêtre
M'a jour donné le roi de gloire
Et pauvres temps
Et droit au cul quand bise respecte
Le vent me vient, les minutes m'éventent
L'amour est encore
Ce sont nocturnes que vent emporte
Et il ventait dedans ma porte
Les prêta
Le soleil de lendemain
grandit mes fêtes
Vous constatez qu’il faut échanger des mots vers après vers : dans le premier vers de Rutebeuf, remplacer un mot par un mot du premier vers de celui que vous avez choisi, et ainsi de suite. Il faut bien sûr un peu aménager le vers pour que ça tienne : accords de nombre notamment (singulier / pluriel).
Si vous n’allez pas au bout des vingt vers, ce n’est pas grave. Mais essayez au moins sur huit vers. Et postez votre poème ainsi recomposé dans les commentaires ci-dessous. Merci
Tout ce qui nous était à venir, de Jane Sautière (éd. Verticales)
Le livre de Jane Sautière est en trois parties : Nous autres, La presque dernière promenade, Blanc total.
Les deux premières sont écrites par un « nous », celui peut-être des ami.e.s de Rutebeuf (« que j’avais de si près tenus / et tant aimés »).
C’est d’abord l’amour ou l’amitié retenues dans le souvenir qui affleure, même quand, parfois, la nuit, on ne reconnaît plus son appartement. Et c’est aussi les luttes menées ensemble, les slogans, les chansons. À l’endroit même où on s’aperçoit que les autres qui viennent, plus jeunes, n’ont plus les mêmes références, ni tout-à-fait le même vocabulaire « et nous sommes heureuses, heureux de vous entendre, de voir tracer les temps, que vous apportiez vos syllabes neuves, éblouissantes ». Et c’est toujours un « nous ».
Puis voici que Jane Sautière aborde la vieillesse, celle qui nous surprend quand on en prend conscience. Quoi ? Déjà ? Et si nous voulions ne pas en tenir compte, on nous le rappelle : publicités ciblées, âge à partir duquel il faut faire ceci ou cela. D’abord, donc, nous « rusons » avec les « petits » empêchements, mais nous sommes visé.e.s par les mesures de confinement, par exemple. « L’espace se restreint » (et je pense à Jacques Brel : « du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit »). On oublie ses clés, pourquoi on est sorti… Et il y a « celleux qui disparaissent autour de nous » et « nous devenons des vivants, des vivantes avec des morts dedans ». Mais il y a encore « un monde à portée de main ». Et, quelque forme qu’elle prenne, une « envie de vivre ».
La troisième partie est beaucoup plus courte et c’est « tu » qui intervient. La solitude. Visitée par des fantômes, des anges. Et la peur d’oublier, de perdre les mots même. Alors prendre conscience qu’il restera la poésie, avec « les mots qui restent et les trouées dans le texte ». L’écriture absolue.
As bestas, film de Rodrigo Sorogoyen, et sa co-scénariste, Isabel Peña avec Denis Ménochet, Marina Foïs, Luis Zahera, Diego Anido
Un couple de français s’est installé dans la campagne de Galicie, fort de principes écologiques et habités d’une volonté, qui leur semble généreuse, de restaurer les maisons en ruine d’un village pour le repeupler. Ce projet se heurte à la méfiance des villageois, et, en particulier, de deux frères qui voient ces Français moins comme de simples étrangers que comme des gens qui viennent leur voler leurs droits : pourquoi leur voix vaudrait-elle plus que celle des gens nés ici ? C’est en effet l’opposition d’Antoine à l’implantation d’éoliennes qui fait échouer ce projet dont le promoteur avait promis beaucoup d’argent aux habitants, argent qui aurait pu leur assurer quelques années de tranquillité… à la ville. Tout oppose le couple et les deux frères : les Français sont des enseignants et les Galiciens n’ont pas fait d’études ; les premiers pratiquent une agriculture écologique, les autres n’en ont cure… Les hommes se retrouvent au café du village où ils jouent aux dominos et l’hostilité s’y installe, favorisée par l’alcool. La tension est soutenue du début à la fin. On y voit comment la pauvreté est un moyen d’exciter la jalousie. On y entend des comparaisons avec l’histoire (« Les Français sont déjà venus ici et ils en sont repartis comme lis sont venus »). On assiste, peu à peu, et de manière qu’on sait inéluctable, à l’affrontement entre des hommes sans conciliation possible, ne laissant à la fin que les femmes : « Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? »
Ce film, basé sur une histoire vraie, a obtenu un Goya (la récompense suprême du cinéma espagnol) du meilleur scénario original en 2022.
« La dernière guerre ? », d'Élias Sanbar (éd. Tracts Gallimard)
Dans ce texte publié dans la collection Tracts de Gallimard, Elias Sanbar analyse la guerre en cours en Palestine, et ce qui s’y passe entre le 7 octobre et le 2 avril, qui a son origine dans les évènements de 1948, la Nakba (il avait alors 14 mois). Il cite une lettre de David Ben Gourion datée de 1937 disant de façon très explicite que le territoire dont le principe vient d’être acquis permet de se rapprocher « de l’acquisition du pays tout entier ». L’idée d’une « solution à deux États » a, dès 1991, été conditionnée à une période intérimaire de cinq ans, depuis lors toujours repoussée.
Elias Sanbar note aussi que les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre visaient sans doute à provoquer la réaction d’Israël et la guerre en cours ne se limite pas à éradiquer le Hamas mais à détruire Gaza et, faisant de tous les Palestiniens des réfugiés, poursuivre le voeu de Ben Gourion. Ce faisant, Israël allait perdre la « Morale » sur laquelle « la société israélienne est née marquée par la disparition de millions de victimes, liquidées pour la seule raison qu’elles étaient qui elles étaient ! Des humains promis à la disparition du seul péché d’être qui ils sont ! »
Et c’est l’Afrique du Sud qui, saisissant la Cour internationale de Justice, « accuse Israël d’actes et d’omissions à caractère génocidaire ». Elias Sanbar note à quel point cette saisine par un État du Sud démontre que « le système du droit censé régir le monde n’est pas défendu par ceux qui s’en sont jusque là portés garants ».
Quand il publie ce texte, « la guerre n’est pas finie ». Mais le monde a sans doute commencé à changer ; cependant rien ne permet de prédire dans quel sens.
Un texte de Mahmoud Darwich, extrait d'une pièce épique, Le Dernier Discours de l'Homme rouge, conclut l'analyse d'Elias Sanbar ; en voici les derniers mots :
« Et il y a des morts qui éclairent la nuit des papillons, qui arrivent à l'aube pour prendre le thé avec vous, calmes tels que vos fusils les abandonnèrent. Laissez donc, ô invités du lieu, quelques sièges libres pour les hôtes, qu'ils vous donnent lecture des conditions de la paix avec les défunts. »